LeSpleen de Paris Le Spleen de Paris (Les Petits poĂ«mes en prose) par Charles Baudelaire PrĂ©face Ă ArsĂšne Houssaye Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu'il n'a ni queue ni tĂȘte, puisque tout, au contraire, y est Ă la fois tĂȘte et queue, alternativement et rĂ©ciproquement. ConsidĂ©rez, je vous prie, quelles admirables commoditĂ©s
Comme la voiture traversait le bois, il la fit arrĂȘter dans le voisinage dâun tir, disant quâil lui serait agrĂ©able de tirer quelques balles pour tuer le Temps. Tuer ce monstre-lĂ , nâest-ce pas lâoccupation la plus ordinaire et la plus lĂ©gitime de chacun ? â Et il offrit galamment la main Ă sa chĂšre, dĂ©licieuse et exĂ©crable femme, Ă cette mystĂ©rieuse femme Ă laquelle il doit tant de plaisirs, tant de douleurs, et peut-ĂȘtre aussi une grande partie de son gĂ©nie. Plusieurs balles frappĂšrent loin du but proposĂ© ; lâune dâelles sâenfonça mĂȘme dans le plafond ; et comme la charmante crĂ©ature riait follement, se moquant de la maladresse de son Ă©poux, celui-ci se tourna brusquement vers elle, et lui dit Observez cette poupĂ©e, lĂ -bas, Ă droite, qui porte le nez en lâair et qui a la mine si hautaine. Eh bien ! cher ange, je me figure que câest vous ». Et il ferma les yeux et il lĂącha la dĂ©tente. La poupĂ©e fut nettement dĂ©capitĂ©e. Alors sâinclinant vers sa chĂšre, sa dĂ©licieuse, son exĂ©crable femme, son inĂ©vitable et impitoyable Muse, et lui baisant respectueusement la main, il ajouta Ah ! mon cher ange, combien je vous remercie de mon adresse ! »
LeSpleen de Paris : prĂ©sentation du livre de Charles Baudelaire publiĂ© aux Editions Flammarion. PubliĂ© Ă titre posthume en 1869, Le Spleen de Paris, Ă©galement connu sous le titre Petits poĂšmes en prose, fut conçu comme un «pendant» aux Fleurs du Mal. Baudelaire y fait lâexpĂ©rience dâune «prose poĂ©tique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtĂ©e pour sâa
аĐČŃĐŸŃ Charles Baudelaire Petits PoĂšmes en prose Le Spleen de Paris XV Je voyageais. Le paysage au milieu duquel jâĂ©tais placĂ© Ă©tait dâune grandeur et dâune noblesse irrĂ©sistibles. Il en passa sans doute en ce moment quelque chose dans mon Ăąme. Mes pensĂ©es voltigeaient avec une lĂ©gĂšretĂ© Ă©gale Ă celle de lâatmosphĂšre ; les passions vulgaires, telles que la haine et lâamour profane, mâapparaissaient maintenant aussi Ă©loignĂ©es que les nuĂ©es qui dĂ©filaient au fond des abĂźmes sous mes pieds ; mon Ăąme me semblait aussi vaste et aussi pure que la coupole du ciel dont jâĂ©tais enveloppĂ© ; le souvenir des choses terrestres nâarrivait Ă mon cĆur quâaffaibli et diminuĂ©, comme le son de la clochette des bestiaux imperceptibles qui paissaient loin, bien loin, sur le versant dâune autre montagne. Sur le petit lac immobile, noir de son immense profondeur, passait quelquefois lâombre dâun nuage, comme le reflet du manteau dâun gĂ©ant aĂ©rien volant Ă travers le ciel. Et je me souviens que cette sensation solennelle et rare, causĂ©e par un grand mouvement parfaitement silencieux, me remplissait dâune joie mĂȘlĂ©e de peur. Bref, je me sentais, grĂące Ă lâenthousiasmante beautĂ© dont jâĂ©tais environnĂ©, en parfaite paix avec moi-mĂȘme et avec lâunivers ; je crois mĂȘme que, dans ma parfaite bĂ©atitude et dans mon total oubli de tout le mal terrestre, jâen Ă©tais venu Ă ne plus trouver si ridicules les journaux qui prĂ©tendent que lâhomme est nĂ© bon ; â quand la matiĂšre incurable renouvelant ses exigences, je songeai Ă rĂ©parer la fatigue et Ă soulager lâappĂ©tit causĂ©s par une si longue ascension. Je tirai de ma poche un gros morceau de pain, une tasse de cuir et un flacon dâun certain Ă©lixir que les pharmaciens vendaient dans ce temps-lĂ aux touristes pour le mĂȘler dans lâoccasion avec de lâeau de neige. Je dĂ©coupais tranquillement mon pain, quand un bruit trĂšs-lĂ©ger me fit lever les yeux. Devant moi se tenait un petit ĂȘtre dĂ©guenillĂ©, noir, Ă©bouriffĂ©, dont les yeux creux, farouches et comme suppliants, dĂ©voraient le morceau de pain. Et je lâentendis soupirer, dâune voix basse et rauque, le mot gĂąteau ! Je ne pus mâempĂȘcher de rire en entendant lâappellation dont il voulait bien honorer mon pain presque blanc, et jâen coupai pour lui une belle tranche que je lui offris. Lentement il se rapprocha, ne quittant pas des yeux lâobjet de sa convoitise ; puis, happant le morceau avec sa main, se recula vivement, comme sâil eĂ»t craint que mon offre ne fĂ»t pas sincĂšre ou que je mâen repentisse dĂ©jĂ . Mais au mĂȘme instant il fut culbutĂ© par un autre petit sauvage, sorti je ne sais dâoĂč, et si parfaitement semblable au premier quâon aurait pu le prendre pour son frĂšre jumeau. Ensemble ils roulĂšrent sur le sol, se disputant la prĂ©cieuse proie, aucun nâen voulant sans doute sacrifier la moitiĂ© pour son frĂšre. Le premier, exaspĂ©rĂ©, empoigna le second par les cheveux ; celui-ci lui saisit lâoreille avec les dents, et en cracha un petit morceau sanglant avec un superbe juron patois. Le lĂ©gitime propriĂ©taire du gĂąteau essaya dâenfoncer ses petites griffes dans les yeux de lâusurpateur ; Ă son tour celui-ci appliqua toutes ses forces Ă Ă©trangler son adversaire dâune main, pendant que de lâautre il tĂąchait de glisser dans sa poche le prix du combat. Mais, ravivĂ© par le dĂ©sespoir, le vaincu se redressa et fit rouler le vainqueur par terre dâun coup de tĂȘte dans lâestomac. Ă quoi bon dĂ©crire une lutte hideuse qui dura en vĂ©ritĂ© plus longtemps que leurs forces enfantines ne semblaient le promettre ? Le gĂąteau voyageait de main en main et changeait de poche Ă chaque instant ; mais, hĂ©las ! il changeait aussi de volume ; et lorsque enfin, extĂ©nuĂ©s, haletants, sanglants, ils sâarrĂȘtĂšrent par impossibilitĂ© de continuer, il nây avait plus, Ă vrai dire, aucun sujet de bataille ; le morceau de pain avait disparu, et il Ă©tait Ă©parpillĂ© en miettes semblables aux grains de sable auxquels il Ă©tait mĂȘlĂ©. Ce spectacle mâavait embrumĂ© le paysage, et la joie calme oĂč sâĂ©baudissait mon Ăąme avant dâavoir vu ces petits hommes avait totalement disparu ; jâen restai triste assez longtemps, me rĂ©pĂ©tant sans cesse Il y a donc un pays superbe oĂč le pain sâappelle du gĂąteau, friandise si rare quâelle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide!»
LeSpleen de Paris, Ă©galement connu sous le titre Petits poĂšmes en prose, est un recueil posthume de poĂšmes en prose de Charles Baudelaire, Ă©tabli par Charles Asselineau et ThĂ©odore de Banville.Il a Ă©tĂ© publiĂ© pour la premiĂšre fois en 1869 dans le quatriĂšme volume des Ćuvres complĂštes de Baudelaire publiĂ© par l'Ă©diteur Michel Levy aprĂšs la mort du poĂšte
Lelégitime propriétaire du gùteau essaya d'enfoncer ses petites griffes dans les yeux de l'usurpateur ; à son tour celui-ci appliqua toutes ses forces à étrangler son adversaire d'une main, pendant que de l'autre il tùchait de glisser dans sa poche le prix du combat.
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